Ces deux disciplines, la philosophie et le théâtre, malgré des langages et approches différents, s'appuient pour lui sur des postulats communs. Ceux-ci concernent l'intelligence des enfants et la confiance à leur faire quant à leurs capacités critiques et esthétiques.
Gilles Abel, pourquoi le Théâtre Jeune Public (TJP) ?
Par conviction et parce que rencontrer des enfants en animation m’a convaincu de la richesse et du bien-fondé de confronter les petits à l’art. La philosophie est juste un révélateur de ce que le TJP (et les autres arts d’ailleurs) peut amener aux enfants. À travers des spectacles, les enfants prennent conscience de leurs émotions et de leurs perceptions. Des perceptions qui aujourd’hui, à mon sens, ne sont pas souvent stimulées, ni prises en compte dans d’autres secteurs d’activité.
Selon vous, comment les enfants reçoivent-ils le TJP ?
Il y a des résonances entre les histoires racontées dans les spectacles et leurs mondes à eux (réels et imaginaires). À partir de l’âge de 4-5 ans, on peut alors amorcer un dialogue. Cette expression est cruciale, car elle permet à l’enfant de se décentrer. Soit, il constate que ses expériences sont partagées par d’autres, soit qu’elles sont différentes et qu’elles peuvent être confrontées. Ce qui n’empêche pas de réfléchir ensemble, de les mettre en commun pour leur donner du sens, de les relier…
L’animation philosophique, à quoi ça sert ?
À travers les animations, je cherche, d’une part, à accompagner les enfants à faire le pas entre le spectacle et le monde réel. Et, d’autre part, à leur apprendre à réfléchir et à penser (et non pas juste à parler ou à s’exprimer). Car même les enfants qui ne se seraient pas exprimés ont réfléchi, cheminé dans leur tête. L’animation après un spectacle est donc un temps pris pour se (re)raconter ce qu’on a compris et les questions que cela soulève, même si on n’a pas tous compris la même chose !
Ensemble, on réfléchit mieux ?
Dans ma propre expérience, les animations se sont toujours bien passées. Le cadre est clair : les enfants ont le champ libre pour exprimer leurs questions et y apporter leurs réponses. Je leur fais comprendre que leurs réflexions ont toutes de la valeur a priori. A condition qu’ils disent ce qu’ils pensent, mais surtout qu’ils pensent ce qu’ils disent ! Comme on dit en philosophie, souvent on tente aussi d’universaliser les propos et non de se limiter aux expériences individuelles. Mais même s’il s’agit d’un dispositif collectif, le module d’animation permet à chacun de garder une partie de son expérience individuelle s’il le désire. Les deux vont de pair.
Vous pensez que cet accompagnement est essentiel ?
Bien sûr, parfois l’œuvre d’art peut se suffire à elle-même, et une animation ne veut pas se substituer à la création théâtrale. Mais cela peut lui être parfaitement complémentaire. Dans ce contexte, toutes les formes de médiation ne sont pas équivalentes. Certaines, comme la philosophie avec les enfants, stimulent les perceptions, l’intelligence et le jugement des enfants. D’autres valorisent l’intention de l’artiste (qui explique sa démarche, le texte, la technique…). Or, ces interventions (aussi pertinentes soient-elles) supplantent souvent le champ de perception des enfants et laissent peu de place au vécu des jeunes spectateurs.
Comment cela se passe-t-il dans un cadre scolaire ?
Inévitablement, le Théâtre à l’école induit une part d’obligation. Or, il faut, je pense, être sensible à surmonter cet obstacle de la contrainte en éliminant, autant que possible, la dimension scolaire, c’est-à-dire les questionnaires, interrogations, devoirs et les travaux purement scolaires en lien avec le spectacle. Au contraire, il importe de redonner à l’enfant sa liberté de spectateur, le mettre en confiance et ne pas simplement faire du spectacle un élément d’apprentissage (dans le mauvais sens du terme). Afin qu’il soit le plus réceptif possible, ouvert à la nouveauté, à la différence, à la découverte… et qu’il puisse exprimer tout ce qu’il désire. En d’autres termes, que le théâtre reste synonyme de plaisir et non de contrainte.
Qu’est-ce qu’un bon spectacle pour vous ?
Question vaste et complexe ! Sûrement un spectacle qui nous donne à voir autrement, quel que soit le sujet, qui nous amène ailleurs, vers des endroits qui nous sont moins familiers. C’est aussi un spectacle que nous vient nous titiller ou nous bousculer… Dans le Théâtre Jeune Public, il existe parfois des spectacles qui cherchent à plaire et sont tout à fait convenables, mais restent tièdes, légers… Or, quand on connaît les conditions difficiles dans lesquelles les artistes doivent aujourd’hui créer, je pense qu’il n’y a pas de place pour le tiède.
Quels textes pour le TJP ?
Le TJP n’est globalement pas un théâtre de répertoires, et d’aucuns peuvent le regretter. D’autres, comme l’éditeur Emile Lansman, en sont les inlassables hérauts ! Toutefois peu d’auteurs dramatiques s’attellent à l’écriture de textes jeune public, soit par crainte d’un manque de débouchés, soit par une sorte de manque de considération. En conséquence, Il y a davantage de recherches sur plateau, du travail sur les formes, de pluridisciplinarité… On observe parfois une plus grande exploration au niveau de la forme comme du fond au sein du TJP.
Les adultes y trouvent aussi leur compte ?
Bien sûr, les personnes accompagnantes éprouvent de la joie à partager le plaisir d’un enfant qui lui est proche. Mais, à travers un spectacle, elles peuvent aussi se replonger dans les plaisirs de l’enfance. Comme dans les dessins animés Pixar, certains spectacles proposent des niveaux de lecture différents : aussi bien les enfants que les parents y trouvent leur intérêt. Je pense que cela valorise le TJP qui reste encore, malheureusement "regardé de haut" par le Théâtre pour adultes, comme s’il s’agissait d’un art mineur ou inférieur.
L’enfant au centre de la création ?
Dans le Théâtre pour adultes, le "geste artistique" a, je crois, un caractère plus autonome, indépendant du spectateur. Dans le TJP, on ne peut pas s’empêcher de se demander qui sont les enfants d’aujourd’hui ; le rapport au spectateur est plus présent. Compte tenu des situations précaires (financières, reconnaissance…) dans lesquelles le TJP se créé aujourd’hui, il existe une forme de "sacerdoce" de la part des artistes qui s’engagent dans cette discipline, animés par cette conviction de faire découvrir leur art aux enfants. Je crois que c’est quelque chose de noble, qui a du sens pour un artiste... Pour ponctuer mes propos par une analogie, je citerai ce petit texte qui parle de littérature pour enfants :
"Les romans 'écrits pour les enfants' ne sont pas une propédeutique à la littérature : ils sont la littérature, une littérature pensée et adaptée pour l’enfant, de même que la littérature que nous lisons aujourd’hui est pensée et adaptée pour nous. Ce qui ne nous interdit nullement de lire aussi une littérature qui n’a pas été pensée ni adaptée pour nous : parce qu’elle a été écrite dans un temps où l’on était loin d’imaginer ce que pourrait être la vie humaine au 21e siècle ; parce qu’elle a été écrite sous des latitudes où les manières de vivre et de penser, les manières d’exprimer ce qu’on ressent sont si distinctes des nôtres qu’il nous faut faire un effort pour aller y puiser ce qui fera notre plaisir, peut-être notre illumination."
Propos recueillis par Valérie Vanden Hove
Centre culturel de Genappe